Durant ces dernières semaines, nous vous proposions une série de 4 articles sur le crack à Bruxelles.
Dans le premier article, nous avons exploré les origines du crack, l’ampleur du phénomène et ses liens avec la précarité urbaine. En deuxième semaine, il était question des effets de la cocaïne fumée et de ses risques physiques, mentaux et sociaux. Dans le troisième article, nous aborderons des réponses actuelles mises en place en Belgique et à Bruxelles au phénomène d’usage de crack.
Dans ce dernier épisode, nous évoquerons des pistes de solutions à mettre en œuvre pour envisager une meilleure prise en charge sociétale de la situation.
Nous espérons que ces publications vous permettrons de mieux appréhender ce phénomène terriblement complexe. N’hésitez pas à prendre contact avec nos services pour toute question complémentaire!

Pour des solutions socio-sanitaires adaptées et intégrées
Répondre efficacement à la « crise du crack » à Bruxelles appelle à repenser les approches traditionnelles. Face à la complexité d’un phénomène conjuguant précarité sociale, addiction et santé mentale, une approche socio-sanitaire intégrée s’impose.
La fragmentation de l’offre socio-sanitaire bruxellois est une richesse dans la variété des aides proposées, mais génère également des effets de seuil qui peuvent compliquer les parcours des usagers/patients dans un continuum de soins et de services.
Par ailleurs, la coexistence intrinsèque de plusieurs problématiques à traiter « en même temps » parmi les usagers de crack nous pousse à sortir des silos logiques dans lesquels se trouvent les acteurs bruxellois. Vers quel secteur orienter les patients ? La psychiatrie ? La santé mentale ? Les addictions ? Le sans-abrisme ? Une SCMR ? Un CPAS ? Probablement tout cela combiné. Ne devrions-nous pas penser un résidentiel avec un espace de consommation intégré ? Un service de santé mentale à bas-seuil d’accès ? Des solutions de logements adaptés et disponibles pour des personnes sans titre de séjour ? Une salle de consommation adossée à une hospitalisation de crise ?
La prise en compte des besoins des usagers et l’implication de ces derniers dans la construction des solutions est un facteur primordial de succès. A Paris, des enquêtes auprès des consommateurs ont pu mettre en évidence des pistes de solution. Dans une étude récente de l’OFDT, les usagers de crack exprimaient des besoins de base : « se loger, manger, être entourés »1. C’est dans cette perspective que des projets tels qu’ASSORE ont vu le jour dans la capitale française : plusieurs centaines d’usagers ont pu ainsi être hébergés dans des hôtels durant une longue période et bénéficier d’un accompagnement médico-psycho-social régulier. 87% des personnes interrogées ont rapporté une diminution de leurs consommations2. La majorité des usagers privilégient des hébergements individuels, répondant à leur besoin d’intimité et d’un espace personnel, impossible dans la rue.
La présence d’un jeune public, notamment des MENA (mineurs étrangers non accompagnés), parmi les consommateurs de crack, a été relevé. Afin de répondre aux spécificités de ce public, il est apparu nécessaire de réfléchir à la création de dispositifs adaptés à un public jeune en errance.
Il est également crucial de concevoir des approches spécifiques pour les femmes usagères de crack, ces dernières fréquentant moins facilement les espaces d’accueils « classiques ». Si des espaces/temps dédiés (« espaces femmes ») existent dans plusieurs associations, aucun lieu résidentiel thérapeutique prenant en compte la dimension de genre, de consommation et de sans-abrisme, n’existe aujourd’hui à Bruxelles.
« Se loger, se nourrir, … être entouré »
Beaucoup d’usagers pensent guérir en allant se sevrer. Ils effectuent le parcours de soin, ils respectent les règles, ils viennent à tous les rendez-vous, et pourtant échouent dans leur projet d’abstinence. Bien sûr, le crack. Mais arrêter la came, les cailloux, ou autres produits, c’est aussi quitter un monde : ses amis, les lieux qu’on fréquentait. C’est faire fi de sa propre histoire. Bien souvent, cette rupture est aussi dure que la drogue. Et le vide que cette vie laisse devient source d’angoisse : on se souvient de ses traumatismes, on ne gère plus le stress, on culpabilise, on s’ennuie. On se sent inadapté au monde, on ne comprend pas les codes, les valeurs, d’une société qu’on a quittée il y a longtemps.
Beaucoup d’usagers ou d’anciens usagers de crack souhaiteraient retrouver un emploi, mais le monde du travail d’aujourd’hui est de plus en plus difficile d’accès pour des personnes peu qualifiées. Tertiarisation, management évaluatif, stress professionnel sont autant de barrière à la réinsertion par le travail. Le travail n’est plus ce « grand intégrateur social » pour une partie croissante de la société, une réalité encore plus marquée pour les usagers de crack précaires3.
Moins de police, plus de polis
Répondre aux sirènes du sentiment d’insécurité par un renforcement de la présence policière, comme le demandent par voies de presse plusieurs bourgmestres récemment4,5, est une méthode qui, certes, a l’avantage d’un effet immédiat et apaisant sur une partie des citoyens. Il ne faut surtout pas négliger la crainte légitime ressentie par certains. Cependant, l’usage d’un « dispositif sécuritaire » a également ses effets indésirables. D’abord, il peut y avoir un déplacement des scènes de consommation et de deal ; une intensification de la présence policière à la Porte de Hal pourrait augmenter la « pression » à la Porte de Namur ou dans la station Horta. Ce déplacement peut également compliquer le travail des équipes mobiles, qui perdent de vue certains usagers, partis chercher de la sécurité (!) dans d’autres zones de Bruxelles. Une augmentation de la répression entraine ensuite naturellement plus de judiciarisation des dealers et usagers. La logique voudrait alors qu’un renforcement des moyens de la justice et du système carcéral soit prévu, en proportion des mesures policières, ce qui est loin d’être le cas. Les conséquences sont un ralentissement de la justice, une surpopulation carcérale, et une augmentation du nombre d’usagers et de de dealers passé par la case prison. En multipliant les interventions pénales, on fabrique des trajectoires sociales marquées par la marginalisation et l’exclusion ; les ruptures sociales et les taches sur le casier judiciaires qui en découlent rendent bien souvent une réintégration sociale à la sortie encore plus difficile.
La désaffiliation sociale pousse aux illégalismes6,7. Ces derniers, pris dans le filet pénal, génèrent plus de désaffiliation sociale. Cette boucle rétroactive révèle en vérité l’incapacité des dispositifs sécuritaire à répondre à la question centrale : comment traiter les causes structurelles des illégalismes8.
La consommation de crack s’inscrivant dans un contexte de désaffiliation sociale et de perte de sens, il apparait donc fondamental de ne pas concevoir les solutions comme des « services » à proposer, administrer, mais comme des objets sociaux réintégrateurs et durables. Il s’agit de redonner une juste place à des personnes qui, pour une raison ou une autre, sont sortis du pacte social et n’ont pas les capacités d’y retourner d’eux-mêmes. Sortir de l’exclusion sociale, retrouver un ancrage, exercer un rôle actif et porteur de sens dans une communauté bienveillante, telles doivent aussi être les objectifs d’un « plan crack ». Il y a donc une profonde dimension culturelle, politique, une remise en question de la capacité de la société à donner une place à chaque personne.
Décriminalisation des drogues : une idée sans cesse repoussée par les pouvoirs publics en Belgique
Depuis plus de 100 ans, la loi sur les drogues en Belgique, est restée fidèle à son principe de base : afin de lutter contre la présence de certaines substances psychoactives considérée comme mauvaises pour la santé, il faut les interdire. Ainsi, la fabrication, vente, l’achat, la possession et la consommation de ces produits ont été assortis de sanctions pénales pouvant aller jusqu’à des peines d’emprisonnement. Le concept était simple : si on interdit, les gens ne consommeront pas : par peur et/ou par respect de l’autorité de l’Etat.
Pourtant, un siècle plus tard, le constat est sans appel : on n’a jamais autant consommé de drogues dans nos sociétés. “Partout, tout, tout le monde” résumait ainsi en 2022 Alexis Goosdeel, directeur de l’Agence de l’Union européenne sur les drogues9. C’est un échec retentissant pour les politiques de répression, de l’aveux même de nombreux pays, qui plaident aujourd’hui pour un changement de paradigme en matière de politique drogues.
Depuis de nombreuses années, les acteurs des secteurs spécialisés se sont positionnés pour une décriminalisation des drogues10. Décriminaliser, c’est sortir du champ pénal des comportements qui sont soit non-problématiques (il existe également des consommateurs de crack non-problématiques – c’est à dire très occasionnels), soit qui relèvent de la santé (l’addiction est un problème de santé). D’un point de vue clinique, la consommation compulsives de crack est un symptôme d’une maladie. Il est non seulement illogique de punir un symptôme, mais la réponse pénale aggrave la vulnérabilité des individus. Notre pays pourrait par exemple s’inspirer du modèle portugais, qui, depuis 2001 a décriminaliser toutes les drogues et mis en place des “commissions de dissuasion de la toxicomanie”. Ainsi, au lieu d’être traduits en justice, les simples consommateurs qui sont contrôlés sont évalués par des experts de la santé. Cette politique a permis de réduire le nombre de décès par overdose de drogues par 4, et aucune augmentation de la consommation n’a été observée.
Conclusion
La crise du crack illustre les liens complexes de la désaffiliation sociale, des addictions et des inégalités sociales croissantes qui sont les enjeux de la ville d’aujourd’hui et de demain. Si le phénomène urbain de la drogue n’est pas nouveau, l’évolution des substances et des modes de consommation nous invite à aller plus loin que les solutions ponctuelles et répressives, mais également de repenser les approches « traditionnelles » et la manière dont les acteurs de l’aide et du soin sont aujourd’hui organisés. Les solutions doivent combiner des dispositifs socio-sanitaires adaptés à bas seuil d’accès, des opportunités d’hébergement inclusif, et des parcours personnalisés vers une réinsertion citoyenne. Comme le propose le récent « Manifeste de Lausanne », « les effets des politiques drogues doivent être évalués, notamment quant à leur impact sur la santé publique et sur les droits humains »11.
La manière dont nos sociétés occidentales traitent les usagers d’héroïne hier, les usagers de crack aujourd’hui, les usagers de nitazènes peut-être demain, pose au fond une question plus large sur notre capacité collective à inclure les plus vulnérables dans une société en mutation. Au-delà de l’enjeu des drogues, elle interroge les fondements mêmes de notre organisation sociale : sommes-nous capables d’adopter une vision où chaque individu, quelle que soit sa trajectoire, a une place et un rôle ? Une société qui marginalise durablement une partie de ses membres échoue non seulement envers eux, mais aussi envers ses propres principes d’équité et de solidarité.
Bruxelles doit se donner les moyens de répondre à ce défi, en mobilisant ses acteurs institutionnels, associatifs, et citoyens pour bâtir des solutions ancrées dans l’humanité et la justice sociale. Le chemin est exigeant, mais il est essentiel pour transformer une crise en opportunité de progrès collectif.
- Crack à Bruxelles : mieux comprendre la crise actuelle et ses défis socio-politiques (4/4)
- Crack à Bruxelles : mieux comprendre la crise actuelle et ses défis socio-politiques (3/4)
- Crack à Bruxelles : mieux comprendre la crise actuelle et ses défis socio-politiques (2/4)
- Crack in Brussel: inzicht in de huidige crisis en haar sociaal-politieke uitdagingen (1/4)
Sources
1. Synthèse des principaux résultats de l’étude Crack en Île-de-France – OFDT. https://www.ofdt.fr/publications/collections/resultats/synthese-des-principaux-resultats-de-letude-crack-en-ile-de-france/.
2. Lyon, P. de santé publique des hospices civils de et al. Evaluation Du Dispositif ASSORE : Rapport, Novembre 2022. (Agence régionale de santé Ile-de-France, Paris, 2022).
3. Castel, R. & Fournier, C. De l’intégration à la précarité : le « grand intégrateur » en péril ? (1998) doi:10.3406/forem.1998.2296.
4. Burgemeester Fabrice Cumps: ‘Anderlechtenaren vragen net om meer politie op straat’. https://www.bruzz.be/actua/politiek/burgemeester-fabrice-cumps-anderlechtenaren-vragen-net-om-meer-politie-op-straat.
5. À la Porte de Namur, entre coups et crachats, la dure réalité des commerçants bruxellois | L’Echo. https://www.lecho.be/economie-politique/belgique/general/a-la-porte-de-namur-entre-coups-et-crachats-la-dure-realite-des-commercants-bruxellois/10581029.html.
6. Wacquant, L. Les prisons de la misère. (Raisons d’agir, 1999).
7. De Courson, B. & Nettle, D. Why do inequality and deprivation produce high crime and low trust? Sci. Rep. 11, 1937 (2021).
8. Foucault, M. Sécurité, territoire, population: cours au Collège de France, 1977-1978. (Éditions Gallimard, 2004).
9. EUDA. Rapport européen sur les drogues: Tendances et évolutions. (2022).
10. FEDA BXL. Décriminaliser les usagers de drogues en Belgique : une mesure simple, nécessaire et peu coûteuse. féda bxl asbl https://fedabxl.be/fr/2022/09/decriminaliser-les-usagers-de-drogues-en-belgique/ (2022).
11. GREA. Manifeste de Lausanne : Les fédérations des professionnel·le·s des addictions francophones appellent à une refonte des politiques liées aux drogues. féda bxl asbl https://fedabxl.be/fr/2024/11/manifeste-de-lausanne/ (2024).